Parfois, il y a de ces événements qui se produisent de façon synchronique.
On anticipe secrètement que quelque chose de spécial se concrétise, comme on souhaite recevoir, le jour de Noël, un cadeau lorgné depuis toujours et paf, la magie opère. Pour une cuistot endurcie, ce seraient certains produits retrouvés chez Williams Sonoma caressés avec concupiscence pour la nième fois (cocotte Le Creuset en fonte émaillée, viens à moi). Ou comme adepte de la mode, ce serait quelque chose comme, oh disons, le livre de Tom Ford ou plus raisonnablement, ce livre-ci dans ma liste d’envies.
C’est exactement ce qui s’est passé lors de mon voyage au Costa Rica, ette fameuse soirée où j’ai célébré l’anniversaire de mon mec au resto réputé Lidia’s Place le deuxième jour de notre arrivée dans le village de Puerto Viejo de Talamanca.
Comme par synchronicité, la grande cheffe est apparue devant nous.
« Ah, la dueña del restaurante ! » a dit M. L’Homme, enthousiaste.
Il a entamé sans coup férir une conversation avec elle en espagnol, qui s’est ensuite enchaînée en anglais. Nous avons louangé sa cuisine de compliments. Même le Lonely Planet corroborait nos déclarations (nous l’avons découvert plus tard à table). On dit que les stars du resto sont la langouste et le vivaneau rouge, qui mettent tous deux en valeur des fruits de mer incroyablement frais. Le poulet jerk est aussi impressionnant. Ceux-là viennent avec son fameux riz aux haricots parfumé à la noix de coco et autres accompagnements habituels (bananes plantains frites et croustillantes et salade verte fraîche).
Je la regardais avec une sorte de fascination mêlée de curiosité et d’émerveillement tandis que je cherchais à lire ses antécédents ethniques. C’est que plus tôt dans la journée, j’avais un peu lu sur l’immigration des descendants africains au Costa Rica.
Son histoire est captivante.
En somme, environ 8% de la population costaricaine est de descendance africaine noire ou mulâtre (mélange d’Européens et de Noirs) : les Afro-Costariciens. La plupart d'entre eux sont des descendants anglophones de travailleurs immigrants jamaïcains noirs du 19e siècle. Ils représentent le plus grand groupe de Jamaïcains vivant en dehors de la diaspora dominée par les anglophones.
Bon, je ne te raconterai pas l’histoire du pays avec un grand H (tu pourras lire une partie dans une section ultérieure), mais j’entrelacerai celle qui concerne Lidia.
Donc, je l’ai interrogée sur l’histoire de sa famille, comme le ferait un enfant inquisiteur et innocent.
Son arrière grand-père était arrivé de la Jamaïque pour travailler sur la construction du chemin de fer à partir de 1871. En fait, plus précisément, il faisait partie des premiers travailleurs (123 ouvriers) arrivés en bateau au Port de Limón nouvellement bâti l’année d’après. Ils avaient été recrutés sous contrats pour le projet, dont le but était d’évacuer la production agricole, notamment le café désormais devenu la principale exportation, du centre du pays vers la côte caribéenne, puis vers l’Europe.
Car auparavant, les récoltes étaient transportées de la côte du Pacifique par un terrain inaccessible dans la jungle de la côte atlantique et les exportateurs devaient retourner en Amérique du Sud, ce qui augmentait les coûts et supprimait la compétitivité.
À cette époque, son arrière grand-père était resté dans la province et y avait fondé sa famille. Comme, plus tard, en 1890, les chemins de fer ont subi une crise financière, lui et de nombreux autres travailleurs ont été obligés de se soutenir en travaillant dans l'agriculture, notamment l'industrie de la banane, dont la production a atteint son apogée en 1907.
Je ne sais pas à quel moment sa famille immédiate a déménagé à Puerto Viejo, mais c’est là qu’elle a grandi et vécu toute sa vie. On avait conservé les coutumes jamaïcaines et la langue en anglais, et c’est à l’école qu’elle et ses frères et sœurs avaient appris à parler espagnol. Tout comme la plupart des afro-costaricains, la famille de Lidia est trilingue.
En effet, en plus de l’anglais (en raison de leurs liens très forts avec la Jamaïque) et de l’espagnol, ils parlent aussi le Mekatelyu, un créole très proche du créole de Jamaïque et de ceux parlés à Colon (Panama), Miskito (Nicaragua), Bélize et Saint-André (archipel au large de la Colombie). Le Mekatelyu est une translitération qui dérive en partie de l’anglais : « make I tell you » ou, en angais classique, « let me tell you ».
En lisant davantage sur l’histoire des afro-costaricains, j’ai appris que les travailleurs jamaïcains étaient cantonnés à la côte caribéenne (Province de Limon) jusqu’en 1948.
« Habituellement, les travailleurs vivaient dans les plantations et connaissaient peu le Costa Rica en dehors de leur environnement immédiat. Le contact était minime, car les plantations de bananes du Costa Rica étaient aux mains d’étrangers. Ils ne parlaient pas espagnol et conservaient les coutumes jamaïcaines. Ils avaient leurs propres écoles avec des professeurs venus de Jamaïque. Jusqu'en 1949, le Costa Rica avait des lois sur la ségrégation selon lesquelles les Noirs vivaient exclusivement dans la province des Caraïbes de Puerto Limón. »
Soudainement, un sentiment de chaleur s’est emparé de moi.
Je me suis échappée et lui ai demandé sans vergogne si elle me donnerait un cours de cuisine privé et combien elle demanderait pour ce privilège — sûrement, étais-je sous l’effet vaporeux de mes gorgées de vin rouge et, soit-dit en passant, du morceau de langouste précédemment gobé.
Elle m’a répondu lentement, en pesant ses paroles, que c’était possible. Je pourrais venir à partir de 7 h 30 et nous pourrions discuter du déroulement. Ravie, j’ai noté son numéro de téléphone, puis nous avons pris l’addition.
Après notre départ, M. L’Homme m’a fait remarquer ma maladresse innocente : on ne discute jamais de prix comme ça dans les pays tropicaux. Ça ne se fait juste pas. Il avait sûrement raison, mais je me sentais sacrément fière d’avoir été audacieuse cette soirée-là.
Sauf que le lendemain, mon audace effrénée s’était dégonflée.
Et le surlendemain aussi et le jour suivant et le jour d’après. Je me disais que je devais l’appeler assez tôt avant l’ouverture ou juste après la fermeture de son soda afin de ne pas la déranger pendant son travail.
Mais je tergiversais.
J’ai tergiversé pendant plusieurs autres jours, en fait. Pendant ce temps-là, je profitais pleinement des plages aux vagues roulantes et élevées à Playa Cocles, à Punta Uva et au Parc national de Cahuita, les plus belles plages du Costa Rica, apparemment. À force de combattre les vagues, il y en a une qui m’a donné une raclée — elle m’a fait culbuter sous l’eau — si bien que j’ai perdu l’ouïe de mon oreille gauche. C’était inouï.
Durant mon petit moment matinal sacré, je lisais un chapitre sur un livre traitant de l’intuition — je me pratique à capter les ondes énergétiques intérieures et extérieures, car je suis trop souvent la fille qui regrette ne pas avoir été fidèle à mes pressentiments ou mon ressenti —, quand soudain, j’ai senti un éclair d’énergie me traverser le corps. J’ai finalement sorti mon portable et j’ai cherché le numéro de Lidia dans mes notes. Je l’ai appelée à l’instant.
On était lundi, et je l’appelais à un bon moment, pendant sa journée de congé. Elle visitait Limón avec sa famille et y faisait des courses. Venir le lendemain ou le surlendemain étaient de bons jours ; je n’avais qu’à le lui confirmer. C’est ce que j’ai fait plus tard dans la soirée. Comme M. L’Homme et moi n’avions rien prévu officiellement, j’ai décidé de la voir le lendemain.
Et bien sûr, il me tardait à vivre cette synchronicité hardie et secrètement désirée, je l’avoue, depuis mon arrivée au pays.
(À suivre…)
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