C’était un moment sans pareil.
Pendant toute une matinée, j’avais pu bourdonner dans la cuisine privilégiée de Lidia Palmer à humer les vapeurs de ces plats vedettes. Ça m’avait pris des cojones (partie 1 ici) pour le faire et en raison de cela, ça me prend une troisième partie pour te raconter cette histoire, cet événement tout simplement unique.
Ce matin-là, pour me mettre dans l’esprit caribéen, je m’étais habillée en femme créole — moderne tout de même. Donc, je portais un pantalon ample gaucho noir et fluide et un débardeur couleur saumon. Ce ne sont que des détails. Voici la cerise sur le gâteau : j’avais marré un foulard à motif noir et blanc et avais mis des boucles d’oreilles rondes en laiton en forme de demi-croissant, achetées au Maroc l’année précédente. Il me manquait juste un panier de fruits sur la tête pour compléter le look d’une créole parfaite !
J’ai filé au resto de Lidia à vélo. Sur la route étroite, pendant que je pédalais allègrement, j’admirais le paysage de feuillage d’arbres géants qui tombaient et qui remontaient sur d’autres arbres pareils à la vue de meubles drapés.
Arrivée sur les lieux, j’ai attaché mon vélo à un poteau et j’ai fixé le resto rustique vide et calme sous le soleil tapant. J’ai poussé la barrière en bois et j’ai emprunté le passage par lequel Lidia était sortie cette fameuse soirée. Je l’ai aperçue à ma droite par le cadre de la fenêtre.
La grande dame officiait devant les fourneaux.
« Bonjour ! ai-je salué.
— Entre ! » a-t-elle dit souriante.
J’ai longé le mur puis je suis entrée dans la cuisine. Lidia s’est approchée de moi et, tout naturellement, nous nous sommes fait la bise.
« J’ai préparé la viande et j’attendais que tu arrives pour te montrer ce que je fais avec. »
Elle m’a montré deux énormes bols dans lesquels reposaient des cuisses de poulet dans l’un et des morceaux de boeufs dans l’autre.
« J’ai enrobé la viande de moutarde et de sauce tomate et j’ai ajouté du sel. Après, je vais colorer le poulet et le laisser mijoter en même temps que le boeuf. Environ deux heures.
— Vous avez fait mariner la viande la vieille ?
— Non, non. J’ai fait tout ça ce matin, a-t-elle dit en remuant sa main dans le bol avec les morceaux de boeuf. As-tu déjà cuisiné d’énormes quantités comme ça ?
— Non, jamais.
— Moi, je ne l’avais jamais fait avant d’avoir mon propre restaurant. » Elle s’est tournée vers une grande casserole qui contenait de l’huile qui attendait sur le feu. « Pour colorer mon poulet, j’ajoute du sucre brun et je vais le laisser cuire jusqu’à qu’il brunisse. Mais attention, il ne faut pas le carboniser, sinon, c’est foutu. »
Elle a ajouté le sucre brun qui s’est mis à crépiter et à s’agglutiner tranquillement. Peu de temps après, elle a transféré le bol de cuisses de poulet dans la casserole chauffante, a remué le poulet de sorte à colorer chaque morceau. Enfin, elle a transféré le boeuf dans la deuxième grande casserole.
Further on my right, I saw something else on the fire.
There was a large pot filled with a mysterious liquid.
Plus loin, à ma droite, je voyais quelque chose d’autre sur le feu.
Il y avait une grande marmite remplie d’un liquide mystérieux.
« Qu’est-ce que c’est ? me suis-je enquise.
— Ça, c’est le lait de coco dans lequel on va cuire le riz et les haricots.
— J’ai déjà vu ma mère extraire la chair de la noix de coco mature. C’est tout un travail de le faire à la main.
— Ah, ben, moi, je ne le fais pas à la main. Après l’avoir cassée en deux, je la râpe avec mon grattoir et broyeur automatique. Après, je transfère le tout dans un bol et je presse jusqu’à l’obtention du lait. Je conserve le liquide et je me débarrasse des fibres.
— Vous avez extrait du lait de combien noix de coco ?
— Ici, neuf. »
Lidia m’a emmenée voir sa machine en métal dans sa cuisine arrière. Je n’avais jamais vu une telle machine. Oh, la, la, ma chère, mon esprit marmonnait la mélodie du bonheur. Je pensais que cette chose pourrait faire partie de mes choses préférées... à la Ariana Grande : « I see it, I like it, I want it, I got it ». Ça ressemblait à quelque chose comme ça :
[Photo : grattoir et broyeur automatique]
Hélas ! Je ne sais pas où ça se vend. Après cette démonstration, nous sommes retournées là où le liquide gisait. Il était d’un jaune orangé de même que la couleur du soleil.
Je me demandais pourquoi le liquide avait une telle coloration. Je pense lui avoir demandé pourquoi, mais soit je n’ai pas compris sa réponse, soit j’ai vite oublié la raison. Je soupçonne qu’il y avait de la pâte tomate ou du cari. (Je le saurai peut-être lors de la préparation ultérieure du plat.)
Bref, elle y avait ajouté les principaux ingrédients : du riz blanc rincé préalablement et des haricots cuits préservés d’une autre cuisson. Plus tard, elle y a incorporé un bouquet de thym ficelé — pour faciliter le retrait du mini fagot de ramille —, du céleri et… Alors là, pour le coup, je n’ai pas pris en note tous les ingrédients. Désoléééeee. Mais voici une photo pour me racheter.
Pour rehausser le goût, elle ne mettait jamais de cubes de bouillon, comme le font beaucoup de cuisiniers. Pas de Maggi ou d’autres bouillons chimiquement transformés, qui nous embrument l’esprit, avait-elle dit (prêche, ma sœur !). Elle laissait toujours les ingrédients naturels parler d’eux-mêmes.
C’est quelque chose qu’elle prône depuis ses tous débuts.
« Comment avez-vous appris à cuisiner ? lui ai-je demandé.
— J’ai tout appris de ma mère d’abord. Puis après, mes parents nous disaient à moi et à mes soeurs à tour de rôle : “C’est à ton tour, maintenant. Va cuisiner pour toute la famille”. Ouais, comme ça. Il fallait qu’on le fasse pour eux et pour toute la fratrie. Plus tard, j’ai eu ma première expérience professionnelle de cuisine en 1986 à Stanford, qui, à l'époque, était l'un des meilleurs restaurants de cuisine caribéenne du pays. Je suis allée travailler dans d’autres restos après.
— Et qu’est-ce qui vous amené à créer le vôtre ?
— On me faisait travailler trop fort. Comme si on abusait de moi, quoi. J’en ai eu marre et je me suis dit : “Plus jamais. Je ne travaillerai plus pour personne d’autre que moi.” À partir de chez moi, j’ai commencé à préparer et à vendre des gâteaux pupusas et Jurney, une gâterie des Caraïbes cuite à base de lait de coco. Et quelques années plus tard, j’ai ouvert mon premier restaurant. Ce n’était pas facile, hein. »
Quelques instants après, Lidia est retournée voir la viande qui cuisait. En découvrant les casseroles, les vapeurs odorantes montaient comme un volcan en éruption. La viande, le poulet et le boeuf, avait bien doré. Pour donner encore plus de goût, elle avait ajouté du cari en poudre.
Écoute, chère amie, je ne mange peut-être pas de viande, mais je dois quand même t’avouer que ça sentait traîtreusement bon.
Un parfum profond et dépravant emplissait la cuisine.
Pour l’accentuer, Lidia a découpé en cube des piments forts, du poivron vert, du céleri et des oignons, qu’elle a rajoutés dans les derniers moments de cuisson. Puis, à la fin, elle avait rajouté le jus de la viande qui avait mariné plus tôt.
Pendant que la viande mijotait, Lidia me racontait son vécu de façon plus personnelle : ses réalisations et ses difficultés dans sa vie familiale et professionnelle. Elle se confiait à moi avec une telle aisance que j’en étais touchée. J’étais touchée tant par sa douceur que sa robustesse. Dans cette cuisine, debout à ses côtés, j’écoutais attentivement tout ce qu’elle me disait, telle une fille ayant enfin atteint l’âge adulte pour entendre les anciens secrets de sa mère.
Franchement, j’ai été très chanceuse et privilégiée de pouvoir écouter son histoire.
Elle a été très généreuse de me laisser entrer dans son espace intime, physique et personnel, quelque chose qu’elle n’avait jamais accepté de faire auparavant, d’après ce qu’elle m’a dit. J’ai été flattée d’entendre que c’était mon énergie qui avait levé le bouclier de ses refus habituels. Elle n’avait pas tort, on sait que je suis débordante d’énergie — un peu trop étourdissante, parfois.
Après cette conversation intime, elle s’est attaquée à la préparation de la sauce tomate. Elle a simplement blanchi les tomates, les a pelées, coupées en morceaux et assaisonnées avant de les mettre dans une casserole à feu doux. Plus tard, elle y a ajouté des rondelles d’oignons. Elle a laissé le tout mijoté jusqu’à ce qu’elle ait obtenu une sauce liquide.
Maintenant, il était temps de passer au riz aux haricots
Tu as été très patiente de m’avoir laissé blablater pendant tout ce temps-là ! Trois articles, il faut le faire quand même. Par contre, tu seras déçue de savoir que je n’ai pas obtenu la recette de Lidia. Je n’ai pas osé la lui demander. De toute façon, elle cuisine sans mesurer, alors je ne suis pas sûre que j’aurais pu l’obtenir.
Mais j’ai retenu ceci.
Plus tôt dans cet article, je t’ai raconté que Lidia avait ajouté dans un liquide orangé à base de lait de noix de coco du riz et des haricots avec des aromates. Mais elle y avait également ajouté un piment fort finement coupé, un piment que mes parents appellent piment bouc (Scotch Bonnet) en Haïti. On le retrouve facilement dans les Caraïbes. Normalement, la coutume veut qu’il soit ajouté en entier pour donner un léger goût piquant, mais Lidia contrevient carrément cette règle. Elle n’avait jamais trouvé que ça rendait son riz trop piquant.
Et je t’avais aussi dit que les haricots étaient préservés d’une autre cuisson, ses haricots « en conserve » en quelque sorte.
Le détail que je ne t’ai pas mentionné, c’est que quand elle fait cuire la grande quantité de haricots dans une cocotte-minute, elle y met du céleri pour leur donner du goût. Lors de ma visite, la préparation d’un nouveau lot de haricots était due, alors j’ai pu y assister.
Serrées les unes contre les autres, les haricots rouges étaient bien éclatés.
Enfin, juste avant la fin de la cuisson du riz Lidia avait ajouté des tiges de persil pour lui donner un parfum aromatique frais.
Après cette belle matinée de deux heures environ en cuisine, j’ai pu mettre mon tablier invisible de côté et m’asseoir dans la salle à manger, vide de clients, pour piquer ma fourchette dans ce riz tant attendu. Pour bonifier mon expérience, Lidia m’avait préparé une assiette de riz aux haricots en demi-boule, accompagné de la sauce aqueuse aux tomates, plus des haricots rouges en sauce (à ma demande) et des tranches d’avocats pour que j’aie un repas équilibré, étant donné que je n’allais pas manger ni le poulet ni le boeuf (à ce propos, j’avais accepté plus tôt de goûter à la sauce qui en résultait pour l’honorer).
La présentation laisse un peu à désirer, mais la dégustation était exceptionnelle ! Le riz était parfumé de noix de coco à la perfection, ce n’était pas imposant, et le goût piquant était si discret qu’il titillait les narines de façon taquine. Que dire des sauces ! La sauce aux haricots avait un goût rond. Chaque bouchée apportait des haricots charnus et tendres sous la dent. La sauce tomate, quant à elle, coulait voluptueusement sur la langue.
Maintenant, grâce à tout ce que j’avais appris, je tardais de préparer ma recette à mon retour. J’allais enfin découvrir si mon cours privé allait porter ses fruits.
À suivre…
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