Ma semaine dans la région du Bas-Saint-Laurent ne consistait pas uniquement à papillonner d’un endroit à un autre et à passer mon temps à découvrir la région. J’avais des choses importantes à faire.

Ma première mission, chèr·e convive, était de donner du soutien à M. Agréable qui, lui, devait en donner à ses parents. Une situation inquiétante était apparue. Depuis un mois, l’état cognitif de mon beau-père s’était spectaculairement dégradé de façon inexpliquée. Depuis un mois, il fanait à la maison.
Ce nonagénaire expansif, cet homme qui pouvait monopoliser une conversation en débitant ses souvenirs de l’avant-guerre, ses discours politiques ou autres, donnait à présent des réponses laconiques, somnolait dans son fauteuil toute la journée et avait perdu l’appétit. Il était atteint de la maladie de l’Alzheimer depuis dix ans — heureusement, de façon assez légère — et là, on se demandait si ses jours étaient comptés.
Michelle, une femme coquette aux cheveux courts et aux ongles toujours bien laqués en rouge, passait le plus clair de ses journées à s’efforcer physiquement d’aider son mari, ce grand homme d’un mètre quatre-vingt, à se déplacer, à s’habiller et à se laver. Elle s’affairait à changer la literie en raison d’accidents nocturnes. Elle s’attristait de se sentir esseulée par le manque d’échanges vifs.
Ainsi, elle trépignait d’impatience de nous voir.
S’il est vrai que Jim s’était affaibli, je ne cessais d’admirer la tendresse, la sollicitude, l’amour, inépuisables, que ma belle-mère lui prodiguait. Quand cela faisait longtemps qu’il somnolait dans son fauteuil pivotant jaune paille, elle lui lançait un : « Coucou ! » avec un air mignard, et les yeux de velours de son mari se s’écarquillaient joyeusement. Parfois, elle le lui disait en se penchant vers lui et lui donnait un baiser affectueux sur le front. Je pouvais voir son visage s’illuminer et son sourire se dessiner instantanément, tandis que ses mains tremblotantes et ses doigts effilés lui prenaient le visage.
Après 60 ans de mariage, ces deux-là paraissaient comme des tourtereaux.
Ma deuxième mission était intentionnelle.
Elle consistait à glisser ma sauce demi-glace dans un plat quelconque, n’importe quel plat, afin de goûter au résultat de mon labeur de la semaine d’avant. Alors, j’avais apporté un de mes pots que j’envisageais de laisser à ma belle-mère dès que j’aurais fini mes expériences culinaires.
Attends, je dois partager quelque chose avec toi. Je suis une fervente croyante de coïncidences.
Un thème m’a suivi tout le long de ce séjour. Le thème des champignons. Ils me hantaient partout : dans mes rêves, dans le seul repas végétalien que j’ai pu consommer à l’auberge Mange-Grenouille au Bic, dans ma randonnée en forêt et dans d’autres repas impromptus.

C’était assez pour faire croire à une fille qu’elle est follement traquée.
Eh ben, j’ai fini par exécuter les soufflements des esprits fongiques dès le deuxième soir de mon arrivée.
Ma demi-glace à base de champignons shiitake s’impatientait de rester immobile dans son petit pot Maçon et ne ratait pas une seule occasion de me fixer droit dans les yeux chaque fois que j’ouvrais la porte du frigo.
Donc, cette soirée-là, Michelle avait préparé des pois mange-tout, qui trempaient dans une casserole remplie d’eau depuis quelques heures. Grâce aux provisions que j’avais rapportées de la maison, j’ai fait sauter des poivrons rouges et des oignons dans une poêle, j’ai ajouté les pois mange-tout dans la danse, puis j’ai incorporé la sauce brune et gélatineuse. À la première goutte, elle grésillait sur la surface noire. Quand les légumes ont eu terminé de sauter, je les ai transférés dans un plat au four rond que j’ai apporté à table au milieu des couverts.
Malgré la complexité de la situation, le repas s’est déroulé avec grâce.
Bon, nous ne voulions pas être honteusement accusés de parricide. Alors, M. Agréable et moi étions assis au bout de la table, à l’opposé des aînés, pour respecter la distanciation sociale tout comme nous l’avions fait la veille. Nous avons commencé par du rosé et un potage aux poireaux à la façon vichyssoise, mais sans crème et sans bouillon de poulet.
Jim, les yeux hagards, était installé devant son assiette et mangeait très lentement et Michelle était ravie de le voir enfin se nourrir plus qu’à l’accoutumée. Les conversations avec lui étaient assez mystérieuses.
Parfois, on lui posait des questions sur un souvenir quelconque, mais il répondait toujours en disant avec sa voix chevrotante, oui, c’est sûrement ça, c’est que j’ai probablement dit plus tôt. Et quand M. Agréable lui a demandé :
— Alors, papa, quelle était la meilleure période de ta vie ?
Il a levé lentement sa tête en regardant son fils, et une longue pause s’est ensuivie.
— Ça devait être quand tu étais ambassadeur, non ?, il a continué. Ta rencontre avec Fidel Castro quand on habitait à Cuba a dû être un moment marquant !
Mais l’ex-ambassadeur s’est muré dans son silence, et on avait l’impression que son histoire s'était subitement évaporée de sa mémoire. Après quelques instants, il a répliqué :
— Eh, bien... il faudra que j’y réfléchisse.
Peu importe la question qui demandait d’aller pêcher dans les réminiscences d’un passé lointain, voire récent depuis quelques jours, Jim, d’un air penaud, donnait une réponse simple et sûre et ne disait jamais je ne m’en souviens plus..
M. Agréable et Michelle ont lâché la partie, et à la fin, nous n’étions plus que trois à discuter.
Un deuxième nappage de sauce était en vue.
Le troisième soir, de l’agneau était prévu pour les omnivores avec une salade verte pour tout le monde. J’ai contourné le repas carné en faisant sauter dans un filet d’huile du tofu en cubes, puis une fois doré, dans du tamari. Est venue ensuite la demi-glace.
À mon attente, la sauce crépitait dans la poêle dès son entrée ; mais à ma surprise, mêlée à la sauce noire, la vapeur est montée, baignant mon visage d'un parfum chaud et enivrant, puis remplissant l’air d’une fumée capiteuse.
M. Agréable s’en est servi pour enrober le chou-fleur tout d’abord cuit à la vapeur, puis sauté. Le menu était complet.
Cette fois-ci, nous ne posions pas trop de questions compromettantes à Jim. Si on le sollicitait, c’était pour garder sa tête hors de l’eau, comme le ferait une personne qui nage sur place au milieu d’un vaste océan.
Pendant que Jim avait des oeillères invisibles, je n’avais que d’yeux pour mon tofu, dont la sauce reluisait sur une des surfaces carrées. J’ai enfoncé ma fourchette dans les petits dés mous et j’ai enfourné quelques morceaux dans ma bouche. C'était incroyablement tendre, avec une saveur charnue teintée de sel. C’était si exaltant que pendant un instant j'ai disparu dans la saveur.
Et donc, en ce moment même, j’ai lâché la partie, et nous n’étions plus que deux à discuter.
À présent, je tardais de mettre ma sauce sur quelque chose d’autre, tel un chien dont la langue pend en attendant le prochain plat.
En fait, j’avais une seule idée en tête. Une seule obsession que j’avais besoin d’assouvir.
Je voulais désespérément napper la sauce sur des pâtes.
Malheureusement, je n’ai pas pu satisfaire mon désir.
Après nos trois autres jours d’excursion dans la région, nous sommes revenus vendredi dernier à Trois-Pistoles pour terminer notre séjour. Pour l’heure, notre seule préoccupation était de donner les soins nécessaires à Jim.
Il avait reçu une évaluation d’une infirmière qui recommandait fortement à la famille de l’amener aux urgences au plus vite pour le mettre en observation. C’est ce que nous avons fini par faire. Tu peux bien comprendre que je ne me sentais pas très créative.
C’est ainsi qu’ont fini mes aventures dans la région du Bas-Saint-Laurent, chèr·e convive. Mais si jamais tu décides de voyager dans la région, laisse-toi tenter par les trésors gourmands au Bic (Chez Saint-Pierre) et à Kamaouraska (Le Café du Clocher).
Nous sommes rentrés à Montréal dimanche dernier sous des pluies orageuses avec le butin de notre virée : du pain au levain et des trouvailles antiques.
Nous avons appelé Michelle à notre retour, et Jim était toujours à l’hôpital.
Mais on a annoncé une bonne nouvelle. Mon beau-père avait contracté une infection urinaire qui l’avait mis dans un état de delirium. Il se trouve qu’un rien peut déséquilibrer l’état cognitif d’une personne âgée souffrant de l’Alzheimer. Après la bonne médication, il retrouverait son état normal, nous rassurait-on.
Quelques jours plus tard, ce bon vieux Jim avait retrouvé sa nature bavarde.
Maintenant je suis chez moi et je peux allègrement me concentrer sur ma prochaine mission.
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